Un très long article pour une toute petite recette… C'est sans doute parce que j'ai des origines russes et lituaniennes que les à‑côtés de la salade Olivier m'ont tellement fascinée. Récompense personnelle : j'ai découvert en plongeant dans les journaux de l'époque que mon arrière-grand-oncle avait dîné à l'Ermitage ! (Mais trop tard pour avoir dégusté cette fameuse salade).
Le nom de cette recette aujourd'hui mondialement connue ne trahit pas ses origines russes. Et, pour être honnête, il existait avant, ailleurs, des salades relativement similaires. Pourtant lе nоm ԁе "salade Olivier" est synonyme de "salade russe". Quand j'ai voulu découvrir l'histoire de ce plat anonyme devenu célèbre je ne m'imaginais pas trouver tant de mystères. Car on ignore la saveur et la recette exacte qui ont fait sa renommée…
Plonger dans l'histoire de cette recette m'a permis aussi de comprendre ce qui faisait sa singularité et comment on peut essayer de recréer une recette équivalente.
Le mystérieux Monsieur Olivier

On sait finalement assez peu de choses sur Nicolas Lucien Olivier, qui se faisait simplement appeler Lucien Olivier, pour avoir un nom qui sonnait encore plus français, Nicolas étant un prénom très courant en russe.
Il serait né en 1838 à Moscou, il a eu une formation de grand cuisinier français, іl est mort еn 1885 à quarante cinq ans, suite à des problèmes cardiaques, à Yalta, une villégiature sur la Mer Noire, la côte d'Azur russe.
Son corps a été rapatrié à Moscou pour être enterré sous une pierre tombale extrêmement simple, qui ne porte que son nom, ses dates de naissance et de mort et la mention "Отъ друзей и знакомыхъ" qui veut dire "d'amis et de connaissances". Ce qui laisse penser qu'il était célibataire et sans enfant.
C'est au cimetière de la Présentation, réservé à l'époque aux chrétiens non-orthodoxes.
La vie de ce grand cuisinier, à la tête de l'Ermitage d'un des plus grands restaurants de Moscou est finalement très peu connue, en dehors des fastes de ce même restaurant.
On pense, sans en avoir la certitude, qu'il est né dans une famille qui aurait émigré lors de la Révolution Française. Mais il pourrait aussi s'agir de protestants établis plus anciennement, de Français venus à la cour du Tsar Pierre 1° lors de la création de Saint Petersbourg… la révolution a détruit tellement d'archives, Olivier est un nom tellement commun qu'on n'en saura sans doute jamais rien.
Par contre, on sait que Lucien Olivier prétendait qu'une partie de sa cave venait de Versailles où elle aurait été sauvée lors de la Révolution française. Sans doute plus une légende qu'une réalité…
Le restaurant de l'Ermitage
( Эрмитаж en russe, et donc Ermitage en français, "Hermitage" c'est la transcription anglaise).
La belle maison d'angle située dans un quartier chic de Moscou avait été construite en 1816, sur une grande avenue. En effet, après le grand incendie de 1812, au moment de l'occupation française, le Tsar décide de nettoyer et d'aérer le plan de Moscou, comme le fera Haussmann pour Paris un demi-siècle plus tard. Elle n'a pas encore toutes les caractéristiques néo-classiques de l'époque, et sa version actuelle, avec sa façade peinte en bleu clair et ses décorations blanches date d'après 1885.

En 1864, Lucien Olivier ѕ'еѕt аѕѕосіé à un mаrсhаnԁ, Jacob Pegow, pour fonder ce fameux restaurant. Ils font appel à un grand architecte de l'époque, Dmitri Tschitschagow, pour complètement refaire l'extérieur et l'intérieur de la maison, ne gardant que les murs.
Le restaurant est luxueux, avec des porcelaines de Limoges importées directement de France, un service de Sèvres qui aurait été celui de Napoléon III, des salons privés pour faire la fête, un orchestre tzigane…
L'Ermitage est un des premiers restaurants chics de Moscou, jusqu'alors plutôt pourvu en tavernes. Aujourd'hui, ce serait l'équivalent d'un trois étoiles avec en plus une partie people… Sa renommée s'étend dans toute la Russie, on y vient le soir, après le théâtre, pour y finir la nuit dans de grandes soirées où le vin et la vodka accompagnent les plats raffinés de Lucien Olivier. Comme les "Grands Boulevards" de Paris au XIX°, l'Ermitage est dans un quartier de plaisirs, et la qualité des maisons est rehaussée par son voisinage.
A l'été 1885, un incendie ravage le restaurant, dont il ne reste rien. Son nouveau propriétaire, Lucien Poncet, rebâtit et reprend la direction du restaurant. Le bâtiment actuel n'est donc pas celui qui a vu naître la salade Olivier et toutes les photos datent d'après l'incendie (les premières cartes postales photographiques, c'est vers 1890).
Lors de la Révolution de 1905, le restaurant est investi par les révolutionnaires qui y tiennent de nombreuses réunions… et qui y seront capturés par la police russe, heureuse de faire un beau coup de filet.
L'Ermitage fermera définitivement avec la révolution russe (et les cuisiniers russes reviennent en France). Lucien Poncet était un ancien officier de bouche du Tsar, d'une famille de cuisiniers français en Russie.

Une cuisine riche et gastronomique
A l'époque, les Russes ont pardonné Napoléon pour profiter de la gastronomie française, et c'est qu'Olivier leur propose, dans un mode "fusion", comme on dirait aujourd'hui.
Il fait venir son huile d'olive de Provence, ses canards de Normandie, ses perdrix de Suisse (et sa porcelaine de Limoges)… mais il utilise aussi les produits locaux, et revisite des plats traditionnels.
Dont la salade russe, qui est connue depuis un "temps certain" : on en trouve une description chez Urbain Dubois, en 1856, huit ans avant la fondation de l'Ermitage.

La salade russe revisitée
La recette d'Urbain Dubois comprend un assortiment de viandes et de poissons, des malossols (qu'on appelle à l'époque des agoursis), des carottes, des pommes de terres, des haricots verts, des anchois, marinés dans une vinaigrette, puis assaisonnés de mayonnaise et servis avec des betteraves. Une autre version mentionne des câpres, des anchois, et précise que la mayonnaise inclut de la moutarde et du raifort râpé.
Lucien Olivier reprend ce principe, qui est tout simplement celui d'un salpicon, mais le sublime en utilisant des ingrédients luxueux, canard fumé, gélinotte, écrevisses, truffe, caviar, bien sûr, etc. Les pommes de terre, nourriture de moujiks, ont disparu.
Tout le secret de la salade Olivier : la sauce, une "sorte de mayonnaise"
En fait, ce qui différencie la salade Olivier d'origine de toutes ses concurrentes, c'est sa sauce, une "sorte de mayonnaise" aux ingrédients tenus secrets, que le chef ne révélera jamais. Quand Lucien Olivier créé sa recette, la mayonnaise telle que nous la connaissons est toute récente, la première recette publiée date de 1815…
Comme beaucoup de grands plats de restaurant (salade Waldorff, salade Césarou les rigatoni democratici) la recette exacte était un secret très bien gardé. Tellement bien gardé qu'il a disparu avec le chef. Lucien Olivier s'enfermait seul pour faire la préparation des ingrédients et n'a jamais rien écrit.
Alors certes, un de ses sous-chefs avait réussi à deviner une grande partie de la recette, mais il n'était pas allé jusqu'au secret de la sauce, et tout le monde disait que sa propre salade était moins bonne que celle du chef.
Quel pouvait donc être ce secret ? Urbain Dubois parle d'une mayonnaise à la moutarde et au raifort. Une revue de cuisine russe de la fin du XIX° mentionne une sorte de sauce au soja. L'Empire Russe s'étendant jusqu'aux frontières de la Chine, c'est bien possible que ce secret soit l'umami du soja. Possible mais totalement invérifiable…
De nombreux livres de cuisine ont publié "la recette de la salade Olivier" dès les années 1900. Mais ce ne sont que des approximations. Le fameux goût si particulier n'a jamais été décrit avec précision.
Des ingrédients moins luxueux, avec le temps
Et enfin, la salade russe a survécu à l'ère soviétique, a pu voyager partout dans le monde en se simplifiant. Aujourd'hui, ses ingrédients sont très classiques, et feraient hausser les sourcils de Lucien Olivier. On y met en général :
- trоіѕ légumеѕ (carottes, pommes de terre, petits pois)
- une viande, souvent du jambon, mais on peut aussi utiliser du poulet, du canard… et donc des restes
- des malossols (dont je vous donnerai la recette pour les faire vous-mêmes, encore un truc presque introuvable au Maroc)
- des oeufs durs
Les autres ingrédients les plus courants, en option sont
- des câpres (et pour moi c'est obligatoire)
- des champignons cuits
Il est donc temps de passer à la recette elle-même !
Un commentaire
Bel article, fort instructif et appétissant…
La dernière fois que j'ai mangé quelque chose d'approchant, c'était en Espagne et ça s'appelait "ensaladilla", sans préciser "rusa"…
https://epicurioos.com/blog/article/11-salade-russe-a-lespagnole-ensaladilla-rusa.html
J'ai donc confondu avec "ensaladita"
https://cookpad.com/pa/recetas/13249103-ensaladita
J'voulais du light et j'ai bouffé d'la mayo…