On en a très peu parlé dans les journaux, mais le mois de Ramadan 2017 a vu plusieurs morts par intoxication alimentaire. Dans un cas, le produit responsable était un de ces mille-feuilles industriels que l'on trouve dans toutes les hanouts et qui est aussi distribué par de nombreux marchands ambulants. Avec la chaleur du mois de mai, et des conditions de conservations hasardeuses, la crème avait suffisamment évolué pour envoyer à l'hôpital une famille et tuer quelques uns de ses membres.
L'autre cas est beaucoup plus grave, surtout par ce qu'il révèle sur le fonctionnement de la société marocaine et de son industrie agro-alimentaire.
Ce qui c'est passé
Morts du botulisme à Ouarzazate
Ce qui s'est passé … ou en tout cas, ce qu'on sait. Pendant le mois de Ramadan, plusieurs membres d'une famille ont été hospitalisés à Ouarzazate, et la mère et un enfant de trois ans sont décédés du botulisme. L'ONSSA (l'organisme qui contrôle, entre autres, la qualité des aliments proposés dans le commerce) s'est fendue d'un communiqué un peu imprécis, parlant de conserves et rappelant qu'il ne fallait pas consommer de produits achetés "dans le secteur de l'informel".
Mise en cause de Koutoubia
Mais très vite, sur les réseaux sociaux, le bruit court que le responsable serait, non pas une conserve familiale ou un aliment acheté à un marchand ambulant, mais un "casher" de Koutoubia de marque Migusta. (Le casher pour ceux qui ne vivent pas au Maroc est un espèce d'ignoble saucisson de viande de dinde ou de boeuf compact, sec, sans aucune tendresse, aromatisé à des trucs bizarres. Le nom lui-même est un mystère, c'est peut-être une référence au pastrami…).

Le silence des médias
Seul Maroc Hebdo va au delà de la communication de l'ONSSA, en désignant indirectement Koutoubia. En effet, le premier article est titré "le groupe de Tahar Bimezzagh au coeur d'un gros scandale". Koutoubia dément et menace même d'un procès, ce qui pousse le journal à publier, dans un autre article, la copie d'un document interne de l'ONSSA demandant des analyses poussées sur le lot en question. L'article de Maroc Hebdo affirme que les analyses ont détecté la présence de la toxine botulique.
Koutoubia n'y est pour rien, mais quand même...
L'assortiment des produits Koutoubia change dans les supermarchés : la charcuterie de boeuf, dont les conditions de production sont moins favorables à l'apparition du botulisme, devient plus présente. Le cacher en question disparait des rayons. Et c'est tout. (Enfin presque tout, pour avoir participé à un "F'tour" de Ramadan, je peux confirmer que nous avons été contrôlés de façon très complète, et que le contrôleur lui-même nous a dit "Si vous n'aviez pas de produits Koutoubia, on n'aurait rien contrôlé).
Mais c'est tout en terme d'information publique. Aucun rappel de lot, rien…
Or, si la toxine botulique était réellement présente dans ce cacher, cela ne peut s'être produit que lors de la fabrication de la conserve, dans les usines Koutoubia.
Le botulisme
Le botulisme est une maladie rare, dans de bonnes conditions d'hygiène alimentaire, et dangereuse. Si le malade n'est pas pris en charge, la toxine va paralyser le système nerveux et conduire à la mort pas asphyxie. Il faut bien comprendre le mécanisme de développement de la toxine, pour voir que, quoi qu'on puisse prétendre sur les conditions de conservation, s'il y a de la toxine botulique, c'est que la conserve n'a pas été bien faite.
Clostridium botulinum, une bactérie très répandue
Clostridium botulinum est une bactérie très répandue, qu'on trouve entre autres dans le sol et qui peut donc se retrouver sur les légumes, en particulier les racines, les fruits et tout aliment manipulé sans hygiène excessive. On la trouve aussi dans l'eau des rivières. Les animaux vont donc l'ingérer, et la bactérie peut se retrouver dans leur estomac, qu'il s'agisse de viande, de poissons ou de coquillages.
A l'état de bactérie, elle est inoffensive en tant que telle. Par contre, dans certaines conditions (absence d'oxygène, milieu humide) elle va dégager une toxine très puissante, la botuline.
De plus, notre petit clostridium botulinum est un survivor. Chauffé à 120° il va tenir le coup pendant dix à vingt minutes. Congelé, il s'endort pour se réveiller frais et dispos dès que la température remonte. Et surtout, sa toxine ne disparait pas quand il meurt.
Dans des conditions défavorables, il va émettre des spores, qui lui permettront plus tard de se reproduire, quand les conditions seront meilleures, et donc de générer à nouveau de la toxine. Les spores de clostridium botulinum résistent au froid (elles ne sont pas détruites par la congélation, par exemple), à la chaleur, en dessous d'une certaine température et pendant un certain temps.
De plus, clostridium botulinum déteste les milieux acides. En dessous d'un pH de 4,6, il décède. Le pH de l'intestin et des sucs gastriques étant de 2 en moyenne, pour un adulte en bonne santé, la bactérie, si elle est ingérée sans avoir pu produire de toxine avant la consommation, sera évacuée par les défenses naturelles de l'organisme.
(Il n'aime pas non plus le sel, ce qui explique que le salage – bien fait – soit un mode de conservation efficace).
La toxine botulique, un des poisons les plus puissants qui soient
Par contre, il suffit de très très peu de toxine botulique pour déclencher des troubles graves. La toxine botulique paralyse les nerfs (c'est d'ailleurs pour cela qu'on l'utilise à très petites doses en médecine et même en esthétique, sous le nom de Botox). Elle détruit même les terminaisons nerveuses.
Le résultat va être une paralysie progressive, en particulier des poumons : les victimes du botulisme meurent généralement d'asphyxie.
Quand les patients sont traités à temps, ils vont être mis sous assistance respiratoire, pendant un à plusieurs mois, le temps que les terminaisons nerveuses se reconstruisent. Cela peut même durer une année. Dans certains cas, l'attaque de botulisme laissera des séquelles.
A titre de comparaison, la tétrodotoxine du fameux poisson fugu a une dose mortelle de 8 à 20 μg/ kg (un microgramme = un gramme x 10 puissance ‑6) et la toxine botulique entre 1,3 et 2,1 ng/kg (un nanogramme = un gramme x 10 puissance ‑9) soit 4.000 fois moins !

Comment éviter la toxine botulique ?
Au delà des simples règles d'hygiène (laver les fruits et légumes, conserver les plats cuits au frigo, bien cuire les aliments) la stratégie pour se protéger du botulisme va être différente selon qu'il s'agit de produits frais que l'on consomme immédiatement, ou de conserves. Comme la toxine met un certain temps à être produite, le risque principal concerne les conserves.
Cuire à température suffisante pendant suffisamment longtemps pour éliminer les toxines
La température et la durée vont dépendre du délai de consommation.
Pour les conserves, il faut impérativement atteindre les 120° pendant dix minutes. Ce n'est pas possible en faisant simplement bouillir le bocal de conserve. Il faut utiliser une machine spécifique, qu'on appelle autoclave, ou, éventuellement, pour de petits bocaux en faibles quantités, une cocotte minute.
Pour les aliments destinés à être consommés tout de suite, une température interne de plus de 85° pendant cinq minutes suffit à détruire la toxine.
Attention : on parle de température interne, ce qui veut dire qu'il faut chauffer plus, généralement bouillir pendant une dizaine de minutes. Tout dépend des aliments : une belle pièce de viande ou une grosse pomme de terre demandera plus de temps que des petits pois.
En respectant ces températures, les toxines éventuellement déjà produites seront détruites, les bactéries aussi, mais pas les spores. Il faut donc aussi faire attention à la conservation, pour éviter que celles-ci ait le temps de reproduire des bactéries et de la toxine.
Éviter les environnements anaérobie (sans oxygène), humides ou tièdes
Des aliments cuits en papillotes hermétiques, comme par exemple des pommes de terre au four enrobées de feuilles d'aluminium ou la cuisson sous vides sont la cible de prédilection de clostridium botulinum : absence d'oxygène, chaleur et éventuellement humidité.
Ces aliments doivent donc être consommés rapidement, ou mis au frigo, dans un délai de moins de quatre heures.
Pour les conserves industrielles
La mise en conserve industrielle (comme la confection des casher) doit, elle, utiliser de très hautes températures, qui sont les seules à pouvoir détruire les spores en plus des bactéries et de la toxine. Cela permet de supprimer tout risque : il n'y a donc plus de possibilité de trouver de la toxine botulique dans un produit, sauf à ce qu'il y ait une nouvelle contamination dans des conditions favorables.
Autrement dit, dans l'hypothèse où clostridium botulinum aurait été effectivement détruit lors de la préparation du casher, il aurait fallu ôter l'emballage, recontaminer le produit et le réemballer hermétiquement en le stockant dans un endroit "pas froid" pour qu'il puisse y avoir de la toxine.
Vous avez dit "traçabilité" ?
Ce qui m'a le plus choqué, dans cette histoire, c'est que, malgré les très forts "soupçons" de l'ONSSA, il n'y ait aucune communication officielle de faite, ni rappel de produit.

En creusant un peu, néanmoins, cela montre bien les limites de la traçabilité au Maroc.
Le suivi des lots en grands magasin
J'ai examiné (sous l'oeil inquiet du vendeur), deux rayons de casher dans deux supermarchés différends, un Acima et un Carrefour.
Dans les deux cas, les numéros de lots n'étaient pas homogènes.
J'ai posé la question à leur service client : "pouvez-vous suivre les lots qui passent de vos entrepôts centraux à vos magasins", mais je n'ai pas eu de réponse. Même si les systèmes logistiques le permettent, il ne faut pas oublier qu'on est au Maroc, où les "retraitements manuels" sont la loi.
Le suivi des lots en hanouts
Là c'est encore pire. En effet, en imaginant que le grossiste puisse suivre les numéros de lots livrés à chaque hanout (sachant que les quantités livrées sont parfois très faibles, inférieures aux packaging de semi-gros), on sait que lorsqu'une hanout est à cours de stock, elle va acheter chez son voisin-concurrent, ou même chez Acima ou Marjane…
Il y a donc une grosse part des casher commercialisés (80% ? un responsable de Marjane estimait la part de la grande distribution au Maroc à 15% du marché) qui sont, de facto, intraçables.
En conclusion ironique, l'histoire du groupe Koutoubia
Koutoubia était, à l'origine, une petite usine de charcuterie en perte de vitesse, rachetée à un franco-marocain par un jeune boucher du Sous. Elle a pris son essor à la fin des années 90, quand un scandale similaire avait éclaté sur des produits de charcuterie avariés, mais d'origine espagnole. Importés en contrebande, sans contrôle, ces mortadelles étaient à l'origine d'une centaine d'intoxication.
Koutoubia avait alors communiqué sur la qualité "Made in Morocco" tout en faisant certifier ses chaînes de production. Il communique aussi sur l'aspect halal de ses chaînes de traitement, alors que les bêtes sont abattues par électro-narcose.
L'entreprise parvient alors à conquérir environ 75% du marché, en à peine quelques années. Un poids économique qui vaudrait bien qu'on ne rappelle pas un lot contaminé par la toxine botulique ?



