Le gros avantage d'un livre sur un mets cuisiné, c'est qu'on peut le relire à l'infini. L'inconvénient du livre, c'est qu'aussi détaillées que soient les descriptions des mets, aussi belles que soient les photos, leur goût restera imaginaire et dépendant de ce que nous avons déjà expérimenté.
Si je vous ai déjà parlé ici de quelques livres de cuisine, je voudrais vous partager aujourd'hui cette expérience à la fois délicieuse et frustrante.
J'ai découvert avec six ans de retard (car l'actualité littéraire au Maroc n'importe pas tous les livres, loin de là!) "Comme un chef, une autobiographie culinaire" de Benoît Peeters et Aurita. Je devrais dire "savouré", plutôt que découvert, car c'est réellement ce qui s'est passé.
Je connaissais le Benoît Peeters des Cités Obscures, avec François Schuiten, série que j'avais adorée.

Je ne connaissais pas le passionné de cuisine. Celui que j'ai découvert dans un tout autre univers graphique, celui d'Aurita, m'a tout autant séduite.
Pourquoi une autobiographie culinaire ?
Parce que Benoît Peeters raconte sa vie à travers le prisme de son amour de la cuisine. "Comme un chef", mais sans l'être, en tout cas professionnellement. Comme un artiste, aussi – et la cuisine c'est de l'art. Comme un scénariste de bande dessinée qui confie ses mots à des crayons pas si différents que cela.
D'ailleurs, voici Bruxelles dans ce livre, à comparer avec Brüsel des Cités Obscures que je vous ai mis plus haut.

Cet amour de la cuisine va "colorer" la vie de Benoît Peeters, à travers des rencontres, des voyages pour aller "rencontrer" des cuisines, la convivialité des plaisirs partagés de la table. J'ai aimé – parmi beaucoup de choses – les dessins montrant de grandes tablées amicales ou familiales.
"Colorer" est d'ailleurs le mot, puisque dans cette bande dessinée en noir et blanc, les plats et les mets sont en couleurs.
Un livre plein de clins d'oeuil
Bien sûr, je partage cet amour de la cuisine avec les auteurs, sinon je ne ferais pas ce blog. Mais il y a plus. Page après page, j'ai retrouvé dans les dessins et dans les textes beaucoup de choses qui me touchent, qui font écho à ce que j'ai vécu.
Que cela soient les grandes maisons bourgeoises (j'ai découvert dans l'une d'elles, en 1990, ce qui sera pour moi "le" symbole de la cuisine bien équipée, le Kitchen Aid), ou, toujours en parlant de matériel, le couteau électrique, lui aussi symbole de raffinement et de modernisme, aujourd'hui passé de mode,

Mais il y a aussi les vues de Paris, de Bruxelles, de la gare de Mons vue du train, autant d'endroits que je connais bien et que j'ai aimé revoir dans leur "jus" de l'époque.

Ou des restaurants, "l'Archestrate" (que fait aujourd'hui revivre un ancien collaborateur d'Alain Senderens), le "Comme chez Soi" ou le petit chinois qui s'appelle "Le Lotus d'Or" et que j'ai surement fréquenté sous un autre nom, ailleurs…
La découverte de l'émotion culinaire
Pour Benoît Peeters, cela se passe chez les Frères Troisgros, pour moi cela a été dans des restaurants plus simples, mais j'ai eu le même éblouissement quand arrivent sur les papilles des saveurs exceptionnelles. C'est ce jour là que j'ai compris à quoi font référence les grands chefs quand ils parlent d'émotion dans un plat. Et j'ai adoré la façon dont Benoît Peeters a symbolisé sa révélation (son livre est paru un an avant l'incendie de Notre Dame)

Il y aussi la recherche des ingrédients
Si Marie-Françoise la compagne de Benoît Peeters, se montre "moins patiente" dans ses essais culinaires et remplace allègrement le vinaigre de framboisepar du jus de citron, c'est malheureusement une chose que je suis obligée de faire au Maroc, où on ne trouve pas "tout". Ce qui fait que je me résigne à ne pas réaliser certaines recettes !
L'amour du bling, au Maroc comme ailleurs
Une des choses qui m'a frappée à Casablanca, c'est le manque de tenue de la qualité sur le long terme. Mais on m'a expliqué qu'au Maroc, on ne sort pas pour "bien manger" mais pour "être dans un endroit à la mode".
Exactement ce que lui dit Claude Peyrot, du Vivarois, après lui avoir offert une magnifique dégustation :
Je l'ai vu tout de suite, vous êtes ici parce que la cuisine vous intéresse, pas pour épater la galerie… pas comme tous ces hommes d'affaires qui se passent leurs dossiers par dessus mes assiettes ! Ils s'en fichent de ma cuisine, ils ne la goûtent même pas ! Ils viennent parce que c'est l'adresse la plus chic du quartier !!
Non, tu ne seras pas chef à domicile !
Quand j'ai changé de vie pour la troisième fois, j'ai eu envie, comme beaucoup d'autres, de "faire de ma passion un métier". Très vite, j'ai compris que je n'étais pas faite pour le métier de restaurateur, mais l'idée de faire chef à domicile m'a paru un bon compromis.
Pas du tout ! Et les expériences de Benoît Peeters dans les cuisines bourgeoises de Bruxelles m'ont bien fait rire, tellement elles m'ont rappelé des choses. Aujourd'hui je me contente de cours de cuisine et Benoît Peeters est un écrivain à succès !
Je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans...
Ce livre est donc plein de nostalgie, avec des figures disparues (Claude Peyrot, Willy Slavinski ou Roland Barthes, qui fut le professeur de Benoît Peeters), nostalgie renforcée par le noir et blanc. Mais c'est aussi une ode aux plaisirs de la vie, qu'ils soient culinaires ou d'amitié.
Sans aucune recette, il donne envie de se précipiter vers ses fourneaux et de se lancer dans une recette, pour la partager avec ses amis. C'est tout le plaisir que je vous souhaite en le lisant !
PS : Aurelia Aurita a aussi dessiné Blanche Loiseau
PS 2 : ce livre n'a rien à voir avec le film avec Jean Reno et Mickaël Youn. Heureusement !