Au Maroc comme ailleurs, les habitudes alimentaires évoluent, mais sans doute beaucoup plus rapidement qu'en Europe. La cuisine française, allemande, anglaise, etc. classique a évolué, mais des plats comme la bouillabaisse, la paëlla, la poule au pot, le pudding ou la choucroute existent depuis plusieurs siècles. C'est tout aussi vrai pour la pâtisserie que pour la cuisine.
On a donc du mal à se rendre compte de l'espèce de vortex dans lequel la cuisinière marocaine a été entraînée, le nombre d'ingrédients et de plats aujourd'hui si fortement marocains qu'on vous jurerait que l'arrière-grand-mère de l'arrière-grand-mère les préparait déjà dans son riad, alors qu'ils n'ont pu être cuisinés que depuis un siècle à peine. Et l'histoire de cette évolution culinaire est aussi une histoire coloniale.
Le thé (à la menthe)
Le verre de thé marocain est d'importation relativement récente. Le thé est une boisson connue depuis des siècles, mais elle a mis longtemps à conquérir le monde. En Chine, dont on pense qu'elle est originaire, elle est connue depuis l'antiquité. Elle servait à la fois de boisson, de médicament et de monnaie : comme pour le métal, les feuilles de thé étaient compressées et formaient des briques ou des cercles dont le poids et les dimensions étaient standard.
Protégé par les barrières de l'Empire chinois, le thé a commencé à être largement cultivé en Inde en 1855, une fois que les anglais ont réussi à voler quelques plants de Camilla Sinensis et à les acclimater, à Ceylan et sur les contreforts de l'Himalaya. Il fallait des débouchés à ces plantations, ce sont donc les commerçants anglais qui ont introduit le thé dans la plupart des pays africains, en tout cas au Maghreb. (A l'exception de l'Egypte Ottomane, qui le découvre bien plus tôt).
En réalité, le thé n'était pas totalement inconnu : il avait été introduit à la cour du sultan Moulay Ismaïl au XVII° siècle, puis les anglais avaient déjà commencé à le commercialiser au XVIII°, mais il restait un produit d'importation cher, limité aux comptoirs de Tanger et Essaouira. Les marocains, eux, buvaient des tisanes, souvent à base de menthe (naana) ou d'absinthe (cheba), qui sont aujourd'hui deux plantes traditionnellement associées au thé, comme le thym ou le romarin..
La salade marocaine
Cette petite assiette délicieusement rafraîchissante, composée de tomates et d'oignons finement émincés n'existait sans doute pas au XIX° siècle. La tomate est originaire du Pérou et du Mexique. Elle arrive en Europe par l'Espagne en 1523. A l'époque, on la croit dangereuse, car elle appartient à la famille des Belladones. Il faut attendre le XVII°, voire le XVIII° siècle, pour qu'elle soit consommée. Elle reste très longtemps inconnue des pays arabes, où elle n'est toujours pas un ingrédient courant.
Elle pénètre en Afrique au XVII°, mais ne remonte pas réellement jusqu'au Maghreb, où elle est connue, comme ingrédient étranger.
En effet, la tomate est une des cultures mises en place sous le Protectorat Français. Les premières cartes des productions agricoles possibles tracées par les officiers des affaires coloniales ne mentionnent pas la tomate, se concentrant surtout sur le blé, nécessaire pour approvisionner la France. Ce n'est que dans les années vingt que la culture maraîchère se développe réellement, dans la région de Casablanca et des Zenata et, plus bas, dans la plaine du Sous et autour d'Agadir. La culture de ce fruit (oui, la tomate est un fruit) rouge, importé des colonies américaines, fit la fortune de quelques colons, en particulier Simon Oleggini, trésorier du Syndicat des Maraîchers et surnommé "le Roi de la Tomate". De la même façon, la culture de la tomate a été introduite au Moyen-Orient dans les années trente, par les anglais. (Connue dès le début du XIX° siècle à Alep, elle fait l'objet d'importations à partir de 1840
En plus de la salade marocaine, on oublie donc la sauce chermoula et les "sardines mariées", au moins dans leur version actuelle.Entre autres.…
Une histoire de blé et de farine
L'Afrique du Nord était le grenier à blé de l'ancien empire romain. Plus tard, au XVII° siècle, les entrepôts bâtis à Meknès par le sultan Moulay Ismaïl (encore lui !) permettaient à la fois de stocker les richesses du royaume, de lisser le prix du blé en période de disette et de maintenir une diversité génétique plus importante que si les paysans n'avaient fait que resemer leurs propres graines.
Mais avec l'arrivée des français, tout change : la culture du blé est intensifiée, mais on remplace le blé local, un blé dur, résistant à la sécheresse, par un blé tendre, celui qu'on appréciait en Europe et qui permettait de produire une farine très fine et un bon pain blanc. Le seul problème : le blé tendre demande nettement plus d'eau que le blé dur.
Par contre, il contient un gluten plus facile à travailler, moins "rigide". Sa farine est donc plus panifiable : elle permet de faire des pains levés, bien différents des pains plats qui étaient – et sont encore – cuits dans les fours en terre. Le fameux "tafarnout" est bien meilleur avec de la farine de blé dur, vous devriez essayer !
La pomme de terre
Comme sa cousine la tomate, la pomme de terre nous vient du Nouveau Monde. On sait pourtant que, curieusement, elle a d'abord été adoptée pour l'alimentation humaine dans des pays d'Europe Centrale, adoptée en France sous le règle de Louis XVI, elle migre en Angleterre, en Ecosse et en Irlande, où elle permet de minimiser l'impact des grandes famines du XIX° siècle.
Les français se dépêchent donc de l'introduire au Maroc, où elle va faire la conquête des tajines, sans plus.… (pas de purée, par exemple).
Et tous les autres immigrés ...
On peut encore citer la plupart des légumes qui ne sont ni des légumes-racine, ni des légumes-graines (comme les fêves) ni des cucurbitacées. La viande de boeuf était extrêmement rare, mais connue, plat d'exception (car élever un boeuf demande nettement plus de ressources qu'un mouton), la viande de chèvre et la viande de dromadaire beaucoup plus répandues. Les dindons sont eux aussi arrivés avec les colons, qui les avaient acclimatés d'Amérique.
Quant aux produits laitiers, ils sont toujours relativement peu utilisés par les marocains, en dehors des laitages, raïb, msamem et fromages très frais. La Vache qui Rit est bien sûr une "colonisation",
Comment les reconnaître ?
Les immigrés récents sont faciles à reconnaître : ils sont souvent absents du souk ou des hanouts, ils n'ont pas de nom arabe ou berbère (par exemple, en arabe classique, le nom de la tomate est sa simple transcription, "tomatim" طماطم , tandis qu'en darija on l'appelle matisha le diminutif de tomatisha). Pour les immigrés un peu plus anciens, c'est finalement le mode d'utilisation qui va renseigner : si l'ingrédient est utilisé dans de nombreuses préparations, transformé, comme le citron ou l'oignon, il était bien implanté avant l'arrivée des européens.
A l'inverse, s'il est utilisé sans grande variété, de la même façon du Nord au Sud, comme tous ces légumes que l'on coupe simplement en morceaux dans le tajine, alors il y a de forte chance qu'il soit arrivé au Maroc dans les cantines des colons.
Toutes les cuisines évoluent
Toutes les cuisines changent : l'Europe a, elle aussi, complètement modifié son alimentation de la Renaissance au début du XIX° siècle, avec les apports des colonies, elle le fait une seconde fois avec la montée d'une "conscience culinaire", une recherche d'une alimentation plus saine, basée sur des ingrédients cultivés de façon bio et respectueuse de l'environnement, et une immense diversification, les productions étrangères les plus lointaines étant souvent cultivées localement.
Mais ce changement s'est fait nettement plus progressivement que pour le Maroc. Ici, il en est résulté un certain appauvrissement de la tradition culinaire : les femmes, responsables de la cuisine, sortaient peu, les courses étaient faites par les hommes, qui ne se mêlaient pas du tajine. Ce n'était pas un environnement favorable à la découverte des possibilités d'utilisation extensive de ces aliments. Seules les femmes qui travaillaient pour des européens ont été formées à ces nouvelles recettes…
Mais ces "immigrés", produits de façon moderne, intensive, bon marché, ont souvent pris la place d'autres cultures.
Retrouver la vraie cuisine traditionnelle du Maroc
Si on compare la cuisine marocaine à la cuisine "iranienne" au sens large (en réalité celle d'Iran, mais aussi de l'Afghanistan, qui ont des caractéristiques géographiques communes avec le Maroc, et beaucoup de produits communs), on voit à quel point on peut faire "autre" avec la même chose. De même, dans le sud et les oasis, les cultures locales ont été détruites, peu à peu, y compris par la sécheresse, et les gens cuisinent ce qu'ils achètent au souk… qui vient bien souvent des grands marchés centraux ou des exploitations du Sous.
Aussi, j'ai eu envie de retrouver cette véritable "cuisine traditionnelle", celle d'avant le Protectorat. Tâche difficile, car il y a finalement peu de sources écrites : des récits de voyageurs, pas très prolixes sur le sujet (et ne décrivant généralement que des repas de fête), les registres du royaume, qui permettaient de savoir ce qui se vendait, s'importait ou s'exportait. Et cette cuisine ancienne répond à bien des préoccupations actuelles : quasiment végétarienne, on utilisait beaucoup de farines sans gluten, des fruits, des huiles locales. Tout un programme !
2 commentaires
Je me suis laissé dire que, pendant le protectorat, au Tafilalt, consommer des tomates faisait de vous un "collabo".
J'ignorais. En même temps, ça se tient 🙂